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Le Jardin des délices - Podcast créatif

Camaïeu de gris

Face à votre expression artistique affranchie de normes figées, de règles frustrantes ou de limites impalpables, je me sens soumise à un monde vide, terne et dénué de passion, qui me plonge dans une vase nauséabonde et visqueuse. Des sables mouvants...

Là où mes mots sont teintés de noir et de blanc, dans un camaïeu infini de gris, les vôtres, Monsieur, explosent la palette de pigments et de chacune de leurs habiles nuances.

Je sais qu'il est dit que la comparaison ne mène à rien, qu'elle est un poison perfide qui séduit, s'immisce, s'infiltre dans les veines tendres de ceux qui hésitent, doutent et n'osent franchir le pas de la mise à nu.
Mais d'un point de vue artistique, il y a un fossé entre la simple confrontation de deux façons de créer et le jeu parfois sadique, parfois subtil, toujours éprouvant et étonnant, jamais inutile, que génère l'émulation.
Dans mes tripes, elle me nargue, me provoque et m'incite à passer à l'action.
Que dis-je ?
Elle m'enjoint de créer et de créer encore et encore dans un espoir fou d'un jour surpasser votre plume perspicace ou, du moins, de l'égaler et d'attirer votre œil sagace pour engager une bataille efficace.
Oh, pas de celles qu'on se livre aux cartes. Non, Monsieur. Mais plutôt de celles qui se jouent avec les mots des maux fugaces, de celles qui démêlent les ondulations des lettres pour en tisser des mondes vivaces, de celles qui parfument le quotidien de vapeurs enivrantes, d'effluves envoûtants, d'amours savoureuses.

Beaucoup me disent que la Muse n'existe pas, ni même l'émulation, que l'astuce idéale serait que je trouve ma propre source de pigments, qu'elle serait déjà, là, en moi et que je n'aurais qu'à courber l'échine pour me servir.
La réponse bien que facile est fallacieuse. Vous en conviendrez, Monsieur, ce n'est pas si aisément applicable. L'art, comme l'inspiration, peut parfois se révéler insaisissable, imperceptible.
Voire impénétrable...

Si je le pouvais, chaque nuit, je fermerais les yeux et partirais en voyage là où iXiar* est roi et où je suis reine, souveraine de mon royaume éternel avec lui comme seul support. Il est mon piédestal, mon cadre, mon vernis. Il m'accompagne depuis des lustres indénombrables. Mais même lui se lasse des voix autoritaires qui me glacent le sang, paralysent ma plume et pétrifient mon âme éperdue.

Je me laisse envahir par leurs mots.
Leurs griffes saisissent mes frêles chevilles.
Elles me tirent vers le fond. Le sable s'engouffre profondément dans ma gorge, dévore goulûment ce qui me restait d'espoir et m'étouffe.

Je me noie...

De grâce, Monsieur, ne soyez pas si parcimonieux, faites preuve d'abondance et partagez votre palette, offrez-moi quelques pigments ou du moins quelques nuances que je puisse enfin mettre en lumière mon spleen !
Vous-même savez que j'en userai avec délicatesse et subtilité.

Brocéliande, Novembre 2021 - janvier 2022

*iXiar est la part animale de l'Enfant-Double, cf. Les Chroniques de l'Enfant-Double, La Légende de la Méduse.